LES PETITS MINEURS DU CAILLOU
LE FRANÇAIS ET LA MINE EN NOUVELLE-CALÉDONIE
Mireille Darot
Université de Paris III
Introduction
À travers la réponse à une devinette que nous aimerions poser au lecteur en guise d’introduction : "Mon premier désigne avec tendresse un pays et mon second réfère au mythe du pionnier qui a fait fortune à force de persévérance", nous voudrions apporter une nouvelle illustration à la classification des changements lexicaux dans le français parlé et écrit en Afrique noire, proposée par Suzanne Lafage en 1985, et une preuve de plus que cette classification est opératoire[1] pour qui s’intéresse à la variation du français en francophonie.
En effet, pour répondre correctement à notre devinette, il faut connaître l’usage d’un français parlé très loin de ce continent africain cher au cœur de notre amie, dans une île du Pacifique située à 3000 km à l’est de l’Australie : la Nouvelle-Calédonie. Dans ce français parlé aux antipodes de l’Hexagone, des lexies bien attestées dans le français standard (caillou, petit, mineur) sont utilisées pour désigner avec tendresse ce pays même, la Nouvelle-Calédonie (Le Caillou) et pour référer aux représentants de grandes fortunes locales (les petits mineurs).
Ces calédonismes dont la signification contraste fortement avec celles des lexies du français standard ("caillou, petit mineur") qui s’incarnent dans le même signifiant, correspondent aux "particularismes sémantiques"[2] de la classification de Suzanne Lafage. Ils illustrent aussi un thème développé par Suzanne Lafage dans son enseignement[3], à savoir que la vie d’une langue passe ce que l’on "fait" au sens propre en la parlant.
1.
Travail à la mine et pratique de la langue française
On
ne peut, en effet, rendre compte de ces calédonismes sans rappeler
que pratique de la langue française et travail à la mine
sont étroitement liés dans cette île du Pacifique qui
a été le deuxième exportateur mondial de nickel[4]
(1975) et le troisième de chrome (1896-1912) et que le français
calédonien (un français argotique et populaire à l'origine,
soumis à des pidginisations successives) s’est façonné
en grande partie au travers des échanges langagiers sur ces mines
à ciel ouvert dont l'exploitation fut manuelle jusqu'à la
fin de la dernière guerre mondiale, dans ces campements perchés
en haut de la chaîne où les hommes, bagnards et travailleurs
étrangers, séjournaient la semaine entière[5].
1.1. L’exploitation minière a joué un rôle certain dans l’implantation du français[6] comme langue véhiculaire entre ceux qui travaillèrent parfois "côte à côte à frant"[7] face au gradin d’exploitation, francophones natifs, bagnards, relégués ou libres, et non-francophones, néo-hébridais, japonais, indonésiens, vietnamiens. Ces "recrutés sous contrat", dont les archives de la SLN ne conservent que leur numéro d’immatriculation dans le décompte de leur salaire ou de leur accident mortel[8]. Cette "chair à mine", objet d’évaluation très précise par rapport à son rendement[9], dont les descendants s’identifient aujourd’hui comme Calédoniens lors des recensements effectués par l’Institut Territorial des Statistiques Économiques et Sociales[10] et commémorent leur centenaire de présence sur le Territoire[11]. Le travail à la mine a représenté et continue à représenter[12] une étape dans l’acquisition du français calédonien pour les non-francophones natifs qui se sont établis en Calédonie dans un processus qui conduit à l'adoption du français calédonien comme langue vernaculaire par les enfants de ces locuteurs[13].
1.2. Parce que sa bonne marche impose une rédaction régulière de divers documents qui relèvent d’un "écrit spécialisé" (tableau de bord journalier, rapports au Service des Mines, bilan annuel, compte rendu sur l’avancement des chantiers, comptabilité, etc.) et qui respectent la norme du "bon usage", l'exploitation minière a contribué à donner une assise à la langue française (en renforçant sa fonction de langue officielle) dans cette lointaine colonie où elle eut du mal à s'implanter si l'on en croit les rapports d'administrateurs et les récits de voyageurs de la fin du siècle dernier qui notent (avec amusement ou agacement) que l'on y parle le "bichelamar"[14] (un pidgin anglais du Pacifique) avec les "indigènes" et le plus souvent l'anglais entre colons "libres"[15].
2.
Mine et implicite calédonien
L’interprétation de ces calédonismes fait apparaître la place qu’occupe la mine dans la construction d’un implicite calédonien à travers l’intrication de références économiques, politiques et culturelles.
On dit souvent que l’histoire contemporaine de la Calédonie suit le cours du nickel, les historiens établissant un parallèle entre les crises politiques qu’a connues la NC et les fluctuations du marché des minerais.
Dans les essais qui traitent des "événements" de 1984-87, les conflits violents entre "loyalistes" et "indépendantistes" auxquels les Accords de Matignon de 1988, signés respectivement par Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, ont (provisoirement ?) mis un terme, la crise économique qui a suivi le "boom" du nickel de 1970-71 est souvent évoquée comme l’une des causes[16] qui ont favorisé l’éclosion d’une prise de conscience des militants kanak[17]. Et actuellement, c’est-à-dire pour la période à laquelle nous écrivons, celle de la veille du référendum d’auto-détermination de 1998 inscrit dans les Accords de Matignon, la maîtrise de l’exploitation minière est revendiquée par le mouvement indépendantiste[18] qui, à la suite de l’application des Accords de Matignon, a déjà pris en main l’exploitation d’une mine de la Province nord qui auparavant appartenait à un petit mineur : Jacques Lafleur.
Pour certains kanak[19] de Lifou, la rémunération du périlleux travail du chargement de minerai qu’effectuaient ces marins expérimentés[20], "de bord à bord" dans la houle du Pacifique, des barges aux minéraliers qui ne pouvaient accoster en raison de la barrière de corail, a représenté un apport monétaire non négligeable qui était intégré dans le système complexe de "dons contre-dons" que représentent les échanges coutumiers à l’occasion des mariages ou des décès[21].
Enfin et surtout, le coup de mine[22] représente "le coup de chance" dans l’imaginaire[23] des familles calédoniennes dont chacune compte au moins un membre qui a travaillé à un moment ou l’autre sur mine[24] à la prospection ou à l’exploitation minière.
3.
Le Caillou : hypocoristique de la Nouvelle-Calédonie
3.1. Le Caillou, en français calédonien, c'est la "Grande Terre". Cette île en forme d'allumette comme l'enseignent les manuels de géographie aux enfants calédoniens, posée bizarrement à 1500 km environ à l'est de l'Australie. Son orientation Sud-est, Nord-Ouest épouse celle des vents dominants, les alizés, mais elle ne peut la protéger de la violence, régulièrement imprévisible, des cyclones[25]. Le tiers de sa superficie est couvert par les massifs miniers de la Chaîne centrale, particulièrement importants au sud, plus isolés au centre et au nord. Les gisements de nickel se trouvent sous la couche ferrugineuse qui coiffe les roches péridotites.
3.2.
La richesse du sous-sol de l’île de la Grande Terre, explique la
motivation sémantique de la métonymie utilisée pour
la désigner en français calédonien :sur
mine, le caillou, c'est le minerai brut avant que soient effectuées
les opérations de criblage qui, dans le tout-venant, séparent
le minerai sain du refus (le minerai stérile secondaire),
rejeté par le tritout[26].
3.3.Mais,
dire
Le Caillou, ce n’est pas seulement désigner la partie
pour le tout, c’est d’une certaine manière manifester sa tendresse
pour ce pays. C’est exprimer son attachement pour cette île où
les saignées rouges des mines à ciel ouvert, taillées
dans le vert sombre des pentes abruptes de la Chaîne, surplomblent
le camaïeu de turquoise du lagon au bleu sombre du Pacifique dont
l’écume blanche roule dans un grondement grave sur la barrière
de corail. C’est implicitement rappeler sa "calédonitude", comme
l’illustrent ces quelques extraits de la presse calédonienne.
Elle
(nageuse calédonienne) a décroché le titre de championne
d’Europe junior du 100 mètres papillon en 1’03’’04 centièmes.
(...) J’étais simplement partie pour faire une finale, explique-t-elle
à nos confrères de Radio Rythme Bleu et lorsque j’ai vu le
résultat, j’étais surprise et bien sûr très
contente. J’ai tout de suite pensé au Caillou, à toutes
les personnes qui m’ont fait confiance et qui m’ont soutenue.[27]
"Monsieur
T." (Robert Teritehau, champion calédonien de planche à voile)
déplore que le Caillou ne soit connu en Métropole
que depuis les événements tragiques qu’il a subis il y a
dix ans. Mais ce qu’il regrette par-dessus tout c’est que la Nouvelle-Calédonie,
au-delà des frontières de l’Hexagone, semble ne pas exister.[28]
Cette
jeune Calédonienne quitte le pays après son bac pour intégrer
hypokâgne et kâgne, classes préparatoires au concours
de l’École Normale Supérieure. Elle échoue au concours
mais obtient des équivalences pour s’inscrire en licence d’histoire
à la fac d’Aix-en-Provence. Son diplôme en poche, elle rentre
sur le Caillou en 1994 afin d’intégrer l’IUFM. "J’avais peur
qu’en faisant l’IUFM à Aix, cela m’oblige à enseigner en
Métropole" explique-t-elle (...). Elle obtient le concours du CAPES
en septembre dernier. (...) J’espère avoir un poste ici en septembre.
Dans le meilleur des cas ce sera la brousse, dans le pire des cas, ce sera
la Métropole.[29]
3.4. C’est au nom de cette calédonitude partagée que Jean-Marie Tjibaou appelait en 1974, dans son dossier de préparation[30] du festival Mélanésia [31]2000 à la reconnaissance de l’identité des autochtones du Caillou, les Kanak :
La
motivation profonde de ce festival est la foi en la possiblité d’instaurer
un dialogue plus profond et plus suivi entre la culture européenne
et la culture autochtone. En effet, la coloration et la saveur du Caillou
ne peuvent être données que par l’acceptation et une certaine
assimilation de la culture originelle du pays.
3.5. Dans cette période incertaine qui suit les accords de Matignon de 1988 et qui précède le référendum d’auto-détermination de 1998, Le Caillou a pris une connotation politique implicite en raison de ses valeurs hypocoristique et identitaire. Son usage exclut toute agressivité à l’égard de quiconque et son référent est construit à partir de ce qui fait la vie du pays depuis plusieurs générations, la mine, et non pas par contraste par rapport à un autre pays, comme la Nouvelle-Calédonie nommée ainsi par le capitaine Cook parce que le vert embrumé de la Chaîne lui rappela son pays natal, l’Écosse (Caledonia en latin) ou encore par une relation de dépendance (le Territoire) à un autre (la Métropole)[32].
Aussi, Le Caillou est-il utilisé par ceux qui, établis dans le pays tout en n’étant pas autochtones comme les Kanak, ne peuvent pas employer Kanaky, même s’ils ne sont pas anti-indépendantistes, parce que Kanaky est vécu comme excluant les non-Kanak. En effet, ce terme de non-Kanak qui, dans la bouche des indépendantistes, réfère à tous ceux qui ne sont pas les mélanésiens de Calédonie, englobe par là-même ceux qui n’ont jamais vécu en Calédonie et ceux qui y ont fait souche depuis plusieurs générations ainsi que les niaoulis[33].
Ce sont ceux-là même qui, parce qu’ils sont établis dans le pays, se sentent radicalement différents des zoreilles (les métropolitains) et qui expliquent combien la lutte des Kanak pendant les "événements" leur a fait prendre conscience de leur identité[34]. Ce sont ceux-là précisément qui, parce qu’ils se sentent profondément calédoniens, ne sont pas assurés que le maintien à tout prix de la "Calédonie dans la République"[35] soit la solution pour continuer à vivre sur Le Caillou.
4.
Les petits mineurs : les grandes fortunes calédoniennes.
4.1. Sur le Caillou, parler des petits mineurs, ce n'est pas s'apitoyer sur le sort des pauvres travailleurs. C'est faire implicitement référence à des données de l'économie calédonienne qui ont trait à l'extraction, à la transformation et à l'exportation des minerais, mais aussi à l'élevage extensif et à l'import-export.
C'est
savoir que l’on peut comparer les petits mineurs à la Société
métallurgique Le Nickel SLN[36]
par rapport à leurs taux respectifs de production et d'exportation
du minerai :
L'exploitation
minière est le fait essentiellement de la SMLN-SLN filiale de la
société française ERAMET-SLN et de ce que l'on appelle,
en Calédonie les petits mineurs ou mineurs indépendants
qui sont, en fait, les quelques grandes familles caldoches. La production
totale de ces dernières années fluctue autour de 3 millions
de tonnes (3,4 en 1988) dont environ 47 % par la SLN et 53 % par les mineurs
indépendants. (...) Les petits mineurs représentent
92 % des exportations de minerai en 1990 face à 8 % pour la SLN.37[37]
Ou bien encore par rapport à la masse d’emplois offerts :
La
SLN est le deuxième employeur du territoire après l'administration.
Au 31 décembre 1990, sur 859 emplois sur mines, la SLN à
elle seule en totalise 408. À cela viennent s'ajouter les 213 emplois
de sous-traitants de roulage du minerai, "rouleurs", et les 303 emplois
des autres sous-traitants, "contracteurs", soit un total de 1.375 emplois.[38]
C'est savoir aussi, comme l’explique un haussaire[39] dans un ouvrage de la Documentation française[40] que "La mine a (...) permis à quelques grandes familles calédoniennes de constituer ou de conforter des empires diversifiés (élevage-commerce) avec les bénéfices importants et peu imposés pendant les années fastes"
4.2. Parler des petits mineurs sur le Caillou, revient à exalter un "mythe calédonien" selon les termes du haussaire que nous venons de citer[41]. Ainsi est décrit en 1976, sous la plume de l’un des présidents[42] de la Société d’Histoire de Nouvelle-Calédonie (SHNC), un "type de petit mineur" d’entre les deux guerres :
Prospecteur
et mineur de la "Belle époque", Georges Baudoux a vécu la
rude vie des chercheurs isolés, puis celle des exploitants miniers.
Pourtant il n’a pas ramassé la "grosse galette" des retombées
minières ! Il a acquis l’aisance, c’est tout. Par monts et par vaux,
à pied et à cheval, il a suivi les traces subtiles que les
métaux laissent parfois sur le sol. Il a couché à
la dure, subi les intempéries, mangé ce qu’il avait, subi
la soif (...). Mineur, il a habité des cases en "peau" de niaouli[43],
ou des gourbis[44]canaques.
Il a creusé des puits, percé des tunnels, (...) installé
des va-et-vient. Mais il a surtout (...) accepté l’isolement et
la promiscuité ; Il l’a fait par nécessité au début.
Puis il a observé, noté dans sa mémoire (...).
Notons que le petit mineur Georges Baudoux est l’auteur d’une chanson souvent citée par les calédoniens. Les différents postes de travail sur une mine de cobalt d'un petit mineur indépendant, un cobaleur, y sont décrits dans une langue argotique qui a représenté l'usage du français parlé sur mine, puisque les bagnards pouvaient être affectés aux pénibles travaux de la mine, par contrats, dits de chair à mine[45], passés avec la Pénitentiaire et que les évadés trouvaient souvent refuge auprès des petits mineurs, exploitants indépendants. Comme nous l’avons dit en introduction, ce français argotique est à l’origine du français calédonien. Aussi, trouve-t-on dans le troisième couplet de cette Chanson des cobaleurs (1896) :
Lorsqu'on
pique dans le cobalt
Ca
va bien
Mais
si g'na que peau de balle
Cré
coquin
Il
faut fair' du terrass'ment
Et
pousser de l'avanc'ment
Oui
c'est ça qui est marrant
Sal'turbin
la trace d'un "quantificateur ordinaire" du français calédonien actuel : peau de balle[46].
Il
est vraisemblable que pour la jeunesse calédonienne actuelle, le
nom de Georges Baudoux[47]
évoque davantage un écrivain qu’un petit mineur. Georges
Baudoux, en effet, consacra la fin de sa vie à l’écriture
après avoir fait paraître dans les journaux locaux ses premières
œuvres sous le pseudonyme de Thiosse, (prononciation "indigène"
de son prénom).Ce
personnage d’écrivain petit mineur calédonien
fut d’ailleurs caricaturé dans le roman (anticolonial) de l’un de
ses compatriotes[48]
: "Un stockman enrichi dans les mines, nommé Baldox, qui se prenait
pour Chateaubriand parce qu’il écrivait des histoires canaques".
Dans ce même opuscule de l’historiographie calédonienne[49], les petits mineurs contemporains sont nommés sans que soient explicités leur richesse et leur pouvoir :
Aujourd’hui
(en 1975 après le boom du Nickel de 1970) les "petits
mineurs" existent toujours, mais leur catégorie est en cours d’évolution.
Ils ont pour noms les plus représentatifs : René de Rouvray,
Jacques Lafleur, Georges Montagnat.
En
revanche, dans un ouvrage[50]
destiné à un public métropolitain, l’ambivalence sémantique
de petit mineur est clairement exposée :
Si
les petits mineurs, exploitants indépendants devenus des
hommes d’entreprise et d’habiles financiers, jouent dans l’économie
du pays une partie serrée avec la toute puissante SLN, on ne
peut oublier la modestie de leur origine et leur ténacité.
L’un d’eux, Clément Brunelet avait travaillé dès
l’âge de quinze sur les mines. (...). Parmi ces futurs industriels,
partis le piolet en main sur les sentes du pays pour y glaner des fortunes,
les réussites furent des plus inégales. Henri Lafleur[51]
s’y taillera une part de lion (...). Il
saura se créer un domaine si puissant qu’il entrera en concurrence
avec la redoutable SLN. Sa réussite politique sera grande et son
efficacité dans la gestion des affaires du Territoire, certaine,
mais sa simplicité, sa gentillesse, il les devra à son passé
de prospecteur alors qu’il était le compagnon de ces hommes en tricot
de corps et manou (paréo) qui s’affrontaient à la grande
Chaîne.
4.3. Expliciter ce particularisme sémantique du français calédonien, revient à tracer à grands traits l’histoire économique du Caillou depuis presque un siècle et demi.
Ce calédonisme évoque, en effet, les rivalités entre les prospecteurs indépendants et l’actuelle SLN et les différentes péripéties des rachats et des fusions qui donneront naissance à cette dernière, accusée à plusieurs reprises de constituer un État dans l’État[52].
Il réfère aux transferts de fonds et de personnel de l’agriculture (ou plutôt de l’élevage extensif de bovins), à la mine en raison du cours des minerais. Dès que ce dernier atteignait un taux élevé, il s’avérait plus rentable d’investir dans l’exploitation d’une mine, que dans celle d’une propriété agricole. Il valait mieux devenir mineur[53] que rester stockman[54].
Il
rappelle le fonctionnement de ces stores sur mine qui permettaient
d’accroître les bénéfices de l’exploitant[55]
et indirectement le réseau de distribution des marchandises indispensables
à la vie en brousse (cartouches pour la chasse, petit matériel
agricole, vêtements, nourriture, carburant, quincaillerie) dans ces
stores qui furent appelés ballandettes du nom de la
famille la plus riche de Calédonie (les Ballande descendants d’armateurs
de Bordeaux) qui mit en place un système de chalandage permettant
d’approvisionner par bateaux, naviguant sur le lagon et sur les fleuves,
les localités difficilement accessibles par les pistes avant la
dernière guerre mondiale et qui investit également dans les
mines et l’élevage[56]
4.4. Manifester sur le Caillou qu’on remet en cause ce mythe calédonien du petit mineur parce qu’on revendique la maîtrise du patrimoine minier, c’est nécessairement affirmer que l’on ne reprend pas à son compte ce particularisme sémantique du français calédonien. C’est, comme dans l’exemple ci-dessous, réfuter la norme endogène du français calédonien, par l’emploi de "soi-disant". Contester ce calédonisme, c’est recourir à la modalisation autonymique[57] :
Sur
un plan économique, le plus grand scandale auquel nous puissions
assister, c’est l’exploitation de notre patrimoine, l’exploitation de nos
mines par la SLN, par les soi-disant "petits mineurs" qui exportent
des millions de tonnes de nickel vers le Japon, chaque année. (...)
La revendication est naturelle : le peuple indigène ne peut pas
bénéficier de cette richesse et il demande la restitution
de ce patrimoine, qu’il soit acquis au pays.[58]
Conclusion
Relevant de l’usage courant du français en Nouvelle-Calédonie, à la différence d’autres particularismes liés au travail sur mine comme les noms de minerais, (minerai moutarde, minerai chocolat, minerai bouchon, minerai fausse moutarde) qui ne sont utilisés que dans le parler des mineurs[59], les petitsmineurs du Caillou invitent à mener des comparaisons avec d’autres usages au sein d’une francophonie industrieuse, comme ceux des Français régionaux du nord de la France ou de Saint-Étienne qui, eux aussi, ont inscrit dans leur chair et dans leur sang l’activité de la mine.
Manifestations de la norme endogène au français calédonien, les petits mineurs du Caillou, attestent de la vigueur de ce français régional des antipodes qui sait exprimer avec tendresse l’attachement au sol où il s’est enraciné et travestir la réalité du pouvoir qui s’y exerce.
Pour
une analyse sociolinguistique de ce recensement : Cf. Darot Mireille (1993)
La Nouvelle-Calédonie : Un exemple de situation du français
en francophonie. Nouméa. Centre Territorial de Recherche et
Documentation pédagogique, et Darot Mireille, Pauleau-Delautre Christine
(1993) "Situation du français en Nouvelle-Calédonie" (pp.
283-301) in Le français dans l'espace francophone sous la
direction de De Robillard, Beniamino, Paris, Champion.